LA LUMIERE

D’année en année j’aime de plus en plus les feux d’artifice. J’aime l’intention qu’il y a derrière, l’idée de départ : réunir tout le monde devant un spectacle commun, accessible à tous et envoyer de la lumière. D’année en année j’aime de plus en plus la lumière, la clarté, la transparence. J’aime que le monde ne soit pas ambigu, qu’il y ait de véritables contrastes et, quand on regarde la vie de près, j’aime qu’il n’y ait pas de confusion possible.

Le cœur

J’ai ouvert mon café restaurant l’antre-autre en souhaitant que tout le monde ait accès au spectacle, à la musique, aux ateliers et j’ai fait des rencontres merveilleuses de gens qui avaient la même conception de l’art que moi. J’ai ouvert l’antre autre pour qu’il y ait à manger et à boire à toute heure, pour tous ceux qui avaient envie d’une auberge où s’arrêter pendant la pluie du monde, j’ai ouvert l’antre autre pour ceux qui avaient sommeil, faim, froid. J’ai ouvert l’antre-autre pour que ce soit un puits de lumière, un endroit phare dans les cœurs de tous ceux qui venaient. Et l’antre-autre est vite devenu un foyer, l’âtre où brûle le feu de la maison. Et chacun est venu y mettre du bois. Et là-bas j’ai appris à privilégier la lumière à toute autre forme de beauté. La lumière d’abord, elle est dans les regards et les sourires de toute personne que l’on croise quand son cœur est porté à la surface, quand son cœur affleure. C’est la vraie richesse humaine, la vraie fortune. Elle précède et suit celui qui en est dépositaire. Dans l’ancien temps et dans de nombreuses civilisations éteintes ou sur le point de l’être, le cœur était l’organe de l’intelligence. Je ne sais pas comment nos sociétés sont devenues pauvres au point d’expliquer le monde en choisissant comme organe principal de compréhension le cerveau alors qu’il n’appréhende et ne perçoit qu’une infime partie de ce qui existe réellement. J’ai ouvert l’antre autre pour ceux qui vivaient encore dans l’ancien temps, les nostalgiques de la bonté de l’amour ouvert, du soleil dans l’âme. J’ai ouvert l’antre-autre pour les chevaliers et les chevalières, pour ceux et celles qui balayaient la peur d’un revers d’amour, pour ceux qui n’avaient pas besoin de tout comprendre ni de tout expliquer mais qui prenaient la vie comme un cadeau gratuit dont il fallait absolument se resservir. Et je pense à l’école, aux nouvelles techniques pour enseigner aux enfants qu’ils vont tout comprendre, aux explications élaborées qu’on leur donne sur des choses pour lesquelles dans leur vie d’homme ils n’auront aucune réponse. Je pense au malheur qu’on fabrique en n’apprenant pas aux enfants à faire face à la vie incompréhensible qui nous est servie en totalité mais en leur faisant croire qu’avec leur cerveau ils vont trouver des parades. Je pense aux monstres qu’on fabrique en leur enlevant toute contrainte dès l’enfance et je me demande par quel miracle on ne voit pas le danger de notre société future arriver. Je me demande pourquoi au lieu de leur donner des explications sur tout on ne leur apprend pas à cultiver leur reconnaissance, à savoir qu’après les orages de la vie le soleil se lève aussi. Et que la lumière de leur cœur sera leur talisman secret, leur seule formule magique pour faire face au malheur.

Ne demandes ton chemin à personne, surtout pas qui le connaît, tu ne pourrais plus te perdre…

Je crois qu’à part dans le sens de la lumière, je n’ai jamais été véritablement engagée. Je crois que l’engagement pour moi c’était la vie à tout prix. Je croise une dame qui parle au téléphone et elle dit : « comme tous les jeunes il ne veut pas se confronter à la réalité ». Je pense à la réalité : ma passion, à combien j’aime toucher les arbres et la terre et les gens. Je me souviens de mes 15 ans, de mes 10 ans, de comment j’étais prête depuis toujours à vivre la vie à toute vitesse, à combien je voulais que règne l’amour partout.
Bien sûr au début, je ne me suis pas rendue compte que le cœur était le dénominateur commun de l’humanité, et j’ai pensé que le monde pouvait se résoudre intellectuellement. J’ai travaillé sur le genre, sur la domination et je déplorais que les forts aient asservi les faibles et je cherchais une idéologie assez vaste pour l’expliquer et le combattre. Et puis j’ai découvert qu’il y avait aussi des forts qui mettaient leurs moyens au service des autres. J’ai découvert que la condition de naissance de chacun ne concernait pas directement son rapport au monde, qu’il y avait des gens qui avaient souffert l’entièreté de la souffrance et qu’ils étaient encore là avec leur cœur gratuit, tendu vers le monde et qu’ils n’avaient pas peur. J’ai découvert aussi qu’il y avait des gens qui avaient tout eu et se sentaient perpétuellement lésés. J’ai découvert que les humains parfois se rendaient malheureux mutuellement, hommes ou femmes, forts, faibles de la meilleure façon possible et qu’ils n’avaient pas besoin d’appartenir à un groupe quelconque pour le faire. Je suis revenue petit à petit de tous les mouvements politiques ou sociaux auxquels j’avais adhérés et je n’ai plus tiré d’autres conclusions que celle qui m’a rappelé sans cesse que chaque cas est particulier. J’ai adoré avoir l’antre-autre et accueillir des gens de tous bords, j’ai appris dans ce travail là à me défaire de la conception que j’avais de la culture, de la gratuité, de l’engagement, du monde. J’ai accueilli beaucoup d’artistes, j’ai accueilli beaucoup de mouvements sociaux et culturels. J’ai accueilli beaucoup de personnes qui avaient beaucoup d’amour, j’ai accueilli beaucoup de personnes qui avaient beaucoup de lumière dans le cœur… J’ai accueilli des forts et des faibles, J’ai accueilli des riches parce qu’ils voyaient avec leur cœur les bienfaits enfouis dans les âmes sombres, qu’ils se réjouissaient de tout, qu’ils aimaient la musique des âmes, j’ai accueilli des pauvres qui trouvaient difficilement les portes qu’il fallait emprunter pour sortir de la nuit…J’ai accueilli des heureux et des tristes, des engagés et des découragés, des sages et des impétueux et j’ai toujours ouvert la porte à ceux qui voulaient rentrer. Et j’ai regardé avec les yeux yeux de mon cœur les hommes et les femmes vivre devant moi… Je me souviens des rencontres merveilleuses, de cet homme d’une cinquantaine d’années qui était venu manger et boire tout ce qu’il trouvait sur la carte, qui était bon public de tout ce que je lui proposais et qui m’avait dit au moment de régler : « il faudrait téléphoner à mon papa ou à ma maman pour qu’il vienne payer ». Je me souviens de la voix du vieux monsieur au téléphone, la voix fragile, qui m’avait dit : « je suis trop vieux physiquement pour venir vous régler Madame, permettez-moi de vous envoyer un chèque ». Je me souviens de sa tristesse, de ces quelques mots sur sa mort imminente et ce fils qui allait rester là, derrière lui, sans défense dans ce monde… Je me souviens de toutes les rencontres éblouissantes, de toute la lumière dans les regards attentifs, des 50 € de pourboire, des accompagnements innombrables, des prières répétées à l’infini. Je me souviens de tous ceux qui passaient nourrir leur cœur de toute la lumière du feu de la maison. Et sur le mur d’entrée j’avais écrit en gros cette phrase : ne demande ton chemin à personne, surtout pas à qui le connaît, tu ne pourrais plus te perdre… Et cette phrase avait tellement de succès pour allumer les cœurs endormis que certains m’en parlent encore.
La vie m’a poussé dans mes derniers retranchements. À force de ne demander mon chemin à personne, je me suis complètement perdue et j’étais seule dans les endroits reculés jusqu’où je suis allée. Et, puis, j’ai tout retrouvé. Et j’ai découvert que le chemin le plus difficile était celui par lequel on ouvre sa voie à soi, le chemin unique par lequel on va au monde avec tout l’amour possible, toute la bienveillance, en valorisant tout ce qu’on a en soi pour l’offrir, pour le donner en mille, en milliards. J’ai appris que la vie n’est pas une ascension dans laquelle on s’alourdirait de bagages ramassés çà et là mais que la vie est un dépouillement, au contraire, de tout ce qui encombre notre lumière pour que nous puissions, nus des futilités, aborder notre propre accomplissement. Et seule une domestication de notre âme, un travail régulier d’amenuisement de tout ce qui n’est pas essentiel peut nous permettre de goûter la substantifique moelle de la connaissance. Seule la conscience pure que notre âme n’appartient à personne, qu’elle est libre de rejoindre l’univers, la création dans son sens le plus majestueux émancipe de toutes les prisons. Et pour atteindre ce niveau d’excellence qui motive tous les rachats, toutes les délivrances il faut bien sûr abandonner de nombreuses chaînes…
Je rencontre une maman avec son bébé et je vois que l’enfant regarde ses mains en souriant. Il les plie, les déplie, les contemple. J’interroge la maman qui me dit que l’enfant, depuis qu’il est en âge de le faire, accomplit sans cesse les mêmes gestes et se réjouit d’avoir des mains et des pieds et elle rajoute : « si seulement on comprenait la valeur d’être en vie on passerait notre temps à faire comme lui… » Je pense à la lumière, à toutes les opportunités qu’on a ici, dans nos vies, à tout ce qui mérite qu’on se réjouisse, qu’on regarde, qu’on remercie, qu’on dise : « viens, attends, ne part pas, pardon, je t’aime ». Je pense à tous les mots qui méritent d’être dits, aux caresses essentielles, au sourires bienfaiteurs. Je marche dans les rues et je nous vois tellement vulnérables, nous les humains, tellement transparents, à l’affût d’un mouvement quand même, d’un geste de reconnaissance, d’un échange…

La liberté et l’esclavage

Je pense à ma foi totale et je regarde avec émotion l’architecture de la vie, comment de la façon la plus parfaite tout a été agencé pour nous offrir les meilleures conditions possibles sur la terre. Je pense aux animaux, aux plantes, aux paysans. Je suis heureuse d’avoir grandi avec la terre, élevée par des paysans, élevée par mes animaux qui m’apprenaient la douceur, qui m’apprenaient l’amour, la mort, la vie: les secrets de notre présence au monde.

Et je pense aux Prophètes, paix et salut sur eux, ces hommes simples, ces bergers, ces charpentiers, qui ont prôné la liberté la plus complète, qui ont émancipé les peuples de la façon la plus spectaculaire qu’il soit. Apprendre à être autonome, n’avoir aucun autre maître que le Créateur qui dispense toutes ses subsistances au monde, ne pas s’abaisser devant les futilités de ce monde, ne pas avoir peur de ceux qui semblent détenir le pouvoir, croire aux miracles, voilà le berceau de la foi…Et pour enseigner ces préceptes les Prophètes n’hésitaient pas à chasser les marchands du temple à coups de fouet, à sauver les femmes de la tyrannie, à accueillir toutes les origines, toutes les classes sociales, à rassembler autour d’eux les plus faibles en leur donnant tous les soins nécessaires jusqu’à la victoire complète de la paix et de la bonté. Pourtant même ces figures d’ouverture, d’amour, de liberté absolue se sont vite retrouvé enfermées dans des conceptions que les humains se faisaient de la vie elle-même. Et ceux qui aujourd’hui se revendiquent d’une ouverture spirituelle prêchent le même message simple que les Prophètes, paix et salut sur eux, mais ne peuvent même pas imaginer qu’il y a le moindre lien entre le sens premier de la religion et leur pratique de la foi.

Je me souviens avec émotion d’une histoire qui m’a bouleversée, concernant un esclave du nom de Bilal, qui vivait au temps où le Prophète, paix et salut sur lui, commençait à délivrer son message. Bilal était un esclave noir possédé par un riche marchand arabe et, depuis qu’il avait entendu le Prophète dire qu’aucun homme n’avait autorité pour faire du mal à un autre ne cessait de répéter à son maître que, certes, son corps lui appartenait bien mais que son âme ne lui appartiendrait jamais quoi qu’il fasse. Le maître lassé de ce discours avait fini par faire attacher Bilal sur la place publique et le faisait torturer par ses sbires en lui demandant de répéter que son corps et son âme lui appartenaient en totalité. Mais Bilal refusait systématiquement de se soumettre à ce maître inique et soudain, un riche marchand de la ville, Abû Bakr, ami du Prophète, avait fait partir son serviteur sur place pour le rachat de ce captif. Le serviteur d’Abû Bakr s’adressant au maître de Bilal lui avait demandé à quel prix il serait prêt à lui céder Bilal. Le maître de Bilal avait répondu en riant au milieu de la foule transie qu’il ne vendrait Bilal que pour 10 pièces d’or. C’était une grosse somme et le serviteur d’Abu Bakr avait alors compté une large bourse et jeté les 10 pièces d’or qu’elle contenait aux pieds du maître de l’esclave. Celui-ci surpris et heureux du marchandage s’était écrié: « ton maître a accepté d’acheter cet esclave pour 10 pièces dehors alors qu’il en vaut 3, il a fait un mauvais marché… » Et le serviteur d’Abû Bakr de répondre : « mon maître allait te donner 100 pièces d’or pour le rachat de Bilal… ».

J’aime que les nobles causes aient réuni des gens de bien, pauvres, riches, hommes, femmes de tous les pays…J’aime que les nobles causes n’aient exclu personne, tirant chaque âme vers le haut. J’aime que ceux qui ont amené le monde vers le bien ne l’aient pas fait à cause de la loi, ni parce qu’ils avaient des droits mais à cause de leur amour total.

Voyage au bout de la nuit

Je me souviens quand j’étais à la fac j’avais eu un sujet de dissertation en littérature comparée qui était : qu’est-ce que la nuit dans voyage au bout de la nuit de Céline ? J’avais adoré ce sujet et j’avais bien réussi. J’avoue que livre de Céline ne m’a pas marqué et qu’à part le titre je n’en garde aucun souvenir mais j’avais compris la nuit dans son œuvre, je crois même que j’avais compris la nuit partout. Et quelque part aujourd’hui avec tout ce qu’on voit, avec tous les pas marchés qui n’ont aucun sens, je pense souvent à ce voyage au bout de la nuit. Je me demande toujours quand est-ce qu’on va arriver au bout de la nuit, si on est encore loin, si la nuit sera totale quand les cœurs seront complètement fermés. Je me demande si la nuit sera le jour où le monde sera réglementé sous toutes les coutures où il n’y aura plus de spontanéité, de véritable tendresse, de douceur, de lumière.

Je comprends pourquoi tous les messages spirituels nous renvoient à notre âme d’enfant et font travailler notre candeur, notre capacité à nous émerveiller de tout, notre reconnaissance. Car c’est la seule évolution possible, la seule rémission envisageable. Tout était tellement bien parti, le monde comme un cadeau avec toute la nature, tous les bienfaits, tout ce qui avait été créé en vérité et avec un sens. Car la première étape de l’éveil est bien de se rendre compte, d’ouvrir les yeux, de voir les miracles perpétuels dans l’ensemble de la création. Voir que tout est parfaitement agencé pour qu’on trouve sur terre les moyens à notre accomplissement dans le respect et l’amour de tout ce qui vit. Voir que dans l’organisation du monde, tout concourt magistralement à la vie et que là où elle s’arrête seule notre conception humaine est responsable. Et c’est quand nous nions la réalité que nous rendons le monde incompréhensible… Toujours je pense à la lumière, à combien elle a des droits, à comment elle peut tout prendre quand elle illumine le jour, les cœurs, la vie.

J’ai fermé l’antre-autre il y a trois ans avec autant de joie que je l’avais ouvert. J’ai pris le tison, le foyer de l’âtre, et je l’ai emmené ailleurs où a continué la lumière. Là où il brûle aujourd’hui plus de gens encore viennent se chauffer, il bénéficie de toute la lumière du cœur de ceux qui ont alimenté ce feu avant eux. S’ils me lisent à présent ils sauront que l’étincelle qu’ils ont allumée n’est pas vaine, que quelque part elle donne de la lumière à plusieurs maisons, qu’elle donne de l’eau aussi à plusieurs personnes, qu’elle donne des légumes et des fruits. Que ceux qui ont aimé l’entre-autre, que ceux qui ont mangé là-bas, qui ont déclamé des textes de Slam, qui ont fait des concerts, des ateliers, sachent qu’aucun véritable feu ne s’éteint jamais, que tout ce qui a commencé avec le cœur a une destination et continue d’alimenter le monde Et que contre cette lumière là, la nuit n’aura jamais de prise…

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