Souvent je pense à lui, aux autres époques, aux autres moments de la vie où le bon sens prévalait encore. Je pense au moment du monde ou les désirs et les rêves n’étaient pas construits sur la vengeance et le ressentiment, je pense aux sociétés d’avant ou on s’appuyait sur nos condition pour en faire des forces. Je pense à Martin Luther King et à mes cheikhs de lumière, mes hommes de paix qui sillonnaient l’Afrique de l’Ouest avec pour talisman leur amour. Je pense à mes Prophètes, paix et salut sur eux, à tous les saints de lumière dont les manteaux d’hermine sont tapissés de sang…
Je pense à mon père qui traversait le monde avec Charles Mérieux, soucieux d’agir, soucieux de venir en aide, soucieux d’offrir le plus bel avenir possible à ceux qu’il aimait.
Je pense à mon père qui était tellement volontaire, qui voulait tellement changer la réalité avec sa force prodigieuse qu’il y arrivait parfois…Et, dans la voiture, quand le GPS donnait les indications de l’itinéraire il disait parfois d’un ton ferme : « Non je ne passerai pas par là! » comme si le GPS pouvait lui répondre et il prenait une autre route.
J’avance à l’intérieur du patrimoine de mon enfance, les yeux fermés, le cœur encore chaud de la magnifique présence de mon père.
J’ai la mémoire absolue de nos moments partagés, de son jardin qu’il adorait, de son chien qui veillait sur lui. J’ai la mémoire absolue de son immense solitude et de son immense liberté, de sa façon bien à lui de faire tout ce qu’il voulait, toujours, quelles que soient les circonstances, parce qu’il fallait « faire face » comme il disait. J’ai la mémoire absolue de sa curiosité toujours renouvelée, de la joie qu’il avait à partager son temps entre les gens de la campagne, les gens plein de simplicité et d’intelligence de la vie qu’il aimait, loin des snobismes intellectuels qu’il avait en horreur. Il me réclamait souvent les deux dernières années de sa vie d’organiser chez lui des anniversaires, des fêtes, des Noël tant il souffrait de terminer sa vie ainsi, loin des hommes et des femmes, loin de la vie passionnante qu’il avait parcourue.
Je me souviens de mon père, massif et beau, solide, les sens aiguisé, clair d’esprit jusqu’à la fin de ces jours, avec toujours de nouveaux projets et qui ne se laissait pas faire. Je me souviens de son phrasé si exceptionnel, de sa lenteur à parler et du plaisir que chacun avais à l’écouter.
Je crois qu’il est mort sans véritablement savoir dans quel monde il vivait, je crois qu’il est mort avec une forme de naïveté qui lui a permis de conserver sa joie. Je crois qu’il ne savait pas assez qu’on peut presque porter plainte contre la pluie, contre le vent, contre la maladie. Je crois qu’il ne savait pas que pour réussir aujourd’hui il faut être la victime de quelqu’un d’autre. Je crois qu’il aurait eu incroyablement sommeil s’il avait vraiment mesuré ce monde à sa juste valeur. Mais Dieu merci il a été protégé ! Jusqu’à la fin de sa vie il s’est trompé, il s’est trompé sur les gens, sur la société, sur l’écologie et il a été préservé de la peine immense grâce à toutes les illusions qu’il avait. Il s’est trompé et il est parti, il nous a laissé ici. Dans le monde tel qu’il est.