LA RECONNAISSANCE

Quand je vais dans le sud, dans les villes où j’ai grandi, si je fais le marché au bord de la mer, il y a une belle femme de 50 ans qui vend les légumes et les fruits et qui s’appelle Amina mais les gens l’appellent Nina. Elle a tellement la joie de vivre qu’elle fait le succès de son étal. La semaine dernière, quand j’arrive, elle parle à tout le monde parce que les gens se plaignent de la pluie. Elle dit : « c’est vrai qu’on n’aime pas les jours où on travaille et où il pleut mais sans ces jours là on n’aurait pas les légumes. »

La présence pure

J’aime tellement les gens qui ont du sang dans les veines, j’aime tellement les gens de la présence pure, les gens de l’engagement. Pas ceux de l’engagement à droite ou à gauche mais l’engagement de ceux qui sont véritablement là, à tous les instants de la vie, et qui ont laissé le monde des idées aux autres. Être là, oui. Et jour et nuit rendre le quotidien sacré. Reconnaître la valeur de tout. Savoir que sa propre vie est un cadeau et qu’elle peut disparaître en un clin d’œil.

Le fond et la forme

Je me souviens d’un échange que j’avais avec un ami qui me racontait que là où il avait grandi les gens étaient tellement pauvres et les enfants tellement en carence du minimum vital que les jours où ils pouvaient manger de la viande étaient des jours de fête. Il me disait que de temps en temps quelqu’un leur faisait apporter une vache qu’ils tuaient et répartissaient entre tous ceux qui vivaient alentour. « Et qu’est-ce que vous faisiez de la peau ? » lui avais-je demandé un peu rapidement. Et il m’avait répondu avec douceur que même la peau était mangée…

Je suis tellement reconnaissante de la variété infinie d’aliments comestibles, de la viande, des légumes et des fruits qui existent. Je suis reconnaissante que tout ce qui est créé soit utile, les arbres sous lesquels je me suis abritée dans tous les pays, les plantes qui nous soignent, l’eau qui nous lave et qu’on peut boire, le soleil qui nous donne le jour et la lune qui éclaire la nuit. Je suis reconnaissante que le monde appartienne à ceux qui sont patients, que le bonheur soit comme une récolte, qu’il passe de la graine à l’arbre avant d’être un fruit mûr.

Je suis reconnaissante que la chaîne de la vie soit ininterrompue, que pendant que j’ai vu des gens que j’aimais mourir, d’autres aient pu naître pour donner raison à l’amour.
Je suis reconnaissante que ceux qui ont changé la face du monde n’aient pas attendu qu’on leur donne des droits pour le faire. Je suis reconnaissante que ceux qui ont du cœur ne se demandent pas quelle est la loi avant d’agir mais qu’ils aient pour seule préoccupation l’amour de l’humanité et du bien.

Je suis reconnaissante que toutes les choses existent par nature, que les gens deviennent ce qu’ils sont, qu’il y ait si peu de surprises. Mais parce qu’il y a de mauvais patrons on combat la hiérarchie, parce que des éleveurs ont massacré des animaux on ne mange plus de viande, parce que les femmes ont été maltraitées par des hommes on abolit le rôle des hommes, parce que certains ont abusé du pouvoir ou voudrait que le pouvoir ne soit à personne…

 

Pourtant j’ai eu d’excellents patrons, des personnes qui m’ont transmis des choses et qui m’ont protégée, j’ai rencontré des gens qui élevaient des animaux pour nourrir des hommes et qui le faisaient avec tout l’amour de la terre, j’ai vu des hommes se comporter avec bienséance et bienveillance vis-à-vis des femmes jusqu’à en perdre la vie, j’ai rencontré des personnes qui exerçaient le pouvoir avec le désir d’aider ceux qu’ils dirigeaient à vivre dans les meilleures conditions possibles pour eux-mêmes.
Je suis tellement heureuse que chaque cas soit particulier et qu’on ne puisse pas théoriser le monde mais seulement vivre la vie. Et j’apporte tout mon soutien aux vivants…

Je suis tellement reconnaissante qu’on ait eu des leaders, des gens qui avaient plus de force que nous, qui étaient plus convaincants, plus rassembleurs et qui tiraient l’humanité vers le haut.

Je suis reconnaissante d’avoir dirigé une entreprise, d’avoir eu des salariés, d’avoir vu comment l’État volait en bande organisée les petites structures qui sont pourtant le premier employeur de France.

Je suis reconnaissante d’avoir vécu, d’avoir vu de mes yeux ce dont je parle. Je suis reconnaissante de vivre avec des gens qui cherchent ce qui est utile, concret, qui ne séparent pas le fond de la forme dans leurs actes.

Sagesse…

Souvent dans les voies de sagesse il y a trois étapes : la première qui serait de vivre dans ce monde sans conscience, la seconde celle de l’éveil qui nous fait prendre conscience que quelque chose nous dépasse et nous circonscrit et la troisième, l’étape de la reconnaissance et du retour, celle où tout en ayant conscience de notre petitesse et de l’absolu auquel chaque âme humaine aspire, on accepte quand même notre vie terrestre avec ses contingences. Je ne crois pas que cela veuille dire se déposséder de tout, bien au contraire, si non ce serait tellement facile…Mais je crois que cela veut dire : vivre tout, remercier tout, louanger les bonnes choses qui nous arrivent, être généreux des cadeaux que la vie nous fait. Être humble et patient quand la vie nous fauche. Car les hommes ne sont pas libres et égaux en droits mais ils sont prisonniers et égaux devant la mort et à cause de cela chaque instant de notre vie est sacré.
Je suis tellement reconnaissante de vieillir, de sentir le poids de ma vie, de regarder le monde avec moins de fougue, de chercher moins de choses, d’avoir mieux conscience de ce qu’ont vécu mes parents, tous les humains avant moi qui ont fait des choix et ont essayé de s’y tenir. J’aime davantage le temps, la lenteur, le silence, la mer quand elle est calme, l’amour quand il est sincère.

Je suis tellement reconnaissante que la vie soit changeante, d’avoir tant souffert, d’avoir été si heureuse, d’avoir tout eu, d’avoir frôlé la mort de près, d’avoir vécu de grands hauts et de grands bas et d’être quand même perpétuellement en vie. Et je sais aujourd’hui que le puits de ma souffrance fait le lit de mon bonheur et c’est un lit profond, plein de repos, de paix et d’amour…

Je suis reconnaissante que l’être humain soit fait pour se dépasser, que là où il croit ne plus avoir de ressources il puisse aller encore plus loin. Je suis reconnaissante que les miracles existent, qu’on puisse croire avoir tout construit avec nos mains d’homme et que notre œuvre soit anéantie en en instant. De même je suis reconnaissante qu’on puisse être désespéré, qu’on croit que tout est perdu et que tout à coup la vie nous fasse un sourire.

Je suis reconnaissante qu’il n’y ait pas de recette, que les bons et les méchants soient logés à la même enseigne, que la vie soit injuste par nature et qu’on ne mérite rien. Et qu’à part venir au monde avec son cœur gratuit en cadeau, son amour incommensurable, on ne puisse pas prendre d’autres bagages. Et ceux qui s’en sortent le mieux sont les meilleurs marins, ceux qui savent naviguer à vue et passer à travers les tempêtes qu ils n’avaient pas prévues et se reposer dans les éclaircies qu ils n attendaient plus.

Je suis reconnaissante parce que je sais aussi que chacun avec nos fortunes et nos épreuves on est là pour donner le meilleur de soi même. Je me dis d’ailleurs heureusement qu on ne vit qu’une fois, que ce challenge si difficile de marcher sur la terre ne se reproduit pas de vie en vie. Je ne crois pas au karma qui a quelque chose de tellement reposant, je crois qu on a bien une seule vie et qu il faut s’en contenter pour tout faire ou pour faire tout ce qu’on peut plutôt…

De même je ne crois pas que la saintenté soit quelque chose de sophistiqué, d’inaccessible ou d’abstrait. Je crois juste que c’est un grand mouvement de satisfaction générale, de remerciement perpétuel quoi qu il arrive. Rendre grâce de tout ce qui est et par là même avoir l’âme en situation d’humilité et de repos donc.

Pour avoir vécu mon quotidien et m’apprêter à le vivre encore dans des sociétés très pauvres et privées de ce qu’on considère chez nous comme les éléments de base au bien-être humain, je suis toujours réellement étonnée de revenir ici et de voir qu on’analyse si facilement notre monde par le prisme de la négativité : en se demandant toujours tout ce qu on n’a pas plutôt que de se réjouir de tout ce qu’on a. Et s’associe à cela tellement de colère, une colère disproportionnée avec la réalité. Et pour construire le monde qui nous fait défaut et qu’on rêve rempli de solidarité et de bienveillance, je crois vraiment qu’un élan de satisfaction commune serait plus efficace que la rage…

Le passé

Quand j’étais étudiante à la faculté de Dakar, j’aimais bien notre professeur d’oralité qui nous faisait travailler sur l’épopée africaine. En ce temps-là j’étais la seule blanche sur le campus mais j’aimais l’entendre dire à ses élèves du pays ou de la sous région plus largement: « n’oubliez pas jeunes gens qui allez créer le monde moderne en Afrique, n’oubliez pas de donner le nom de vos ancêtres et de vos événements glorieux à vos rues et à vos inventions, n’oubliez pas votre passé. »
Je crois que c’est lui le premier qui m’a fait comprendre que sans prêter allégeance au passé aucun progrès n’était possible.

Je suis reconnaissante qu’il y ait eu tant de prophètes, paix et salut sur eux, tant de livres clairs, de paroles limpides, de comportements de droiture et de lumière desquels s’inspirer. Je ne sais pas comment différents courants religieux violents ont pu couper avec la tradition des grandes religions pour céder à une modernité médiocre et sans âme. Et je suis triste que les gens se reprennent sans cesse sur la forme mais ne se posent plus de questions sur la véritable bonté qui doit être au cœur de tous les gestes de quelqu’un qui prie.

Je suis reconnaissante que la vie soit un tourbillon qui emporte tout ce qui nous est cher, que le sens de notre existence sur terre soit d’apprendre à mourir, à tout perdre : de notre âge à nos cheveux, de nos biens à nos dents, de nos proches à nos yeux. Vivre ici pour se dépouiller de tout, pour arriver à la dernière heure le cœur tranquille et déjà prêt. N’avoir rien à emporter. Et la vraie différence elle est là entre nous les humains : elle n’est pas dans la fortune et dans la pauvreté, elle est dans l’acceptation de ce passage, de cette course sans issue, de ce deuil inévitable.

Je suis reconnaissante de savoir que le cœur ne meurt jamais, lui, qu’il est notre matière commune à tous, que plus il est grand plus il vit loin.

Je suis reconnaissante d’avoir rencontré tant de gens différents, de tous les milieux, de tous les âges, d’avoir vu tant de paysages, tant de douleurs, le fleuve, d’avoir tant aimé les hommes et les femmes que j’ai côtoyés.

Je suis reconnaissante d’avoir eu peur parfois et d’être devenue courageuse parce que le courage et la peur ont toujours un rendez-vous secret. Je suis reconnaissante d’avoir véritablement la foi, d’avoir l’âme tranquille quels que soient les revers de fortune et qu’aucun changement ne me soit difficile à accepter. Je suis reconnaissante de savoir que rien n’est à moi, que je suis locataire sur terre de tout ce que j’aime, de tous ceux que j’aime et la fragilité de la vie me la rend précieuse…Je ne sais pas comment on peut s’ennuyer alors que le vertige de la disparition de tout donne la mesure de chaque sensation et de chaque sentiment. Et depuis que je connais la valeur de la vie, je n’ai plus le temps de me distraire…

Je suis reconnaissante que mon cœur ne se soit jamais fermé, qu’il se soit toujours tenu nu face aux aléas de la vie et qu’il ait encore assez d’amour…
 
Quand je pense à Nina et à ses légumes, je pense toujours un peu à l’essentiel, à comment cette femme-là est riche, à tout ce qu’elle va emporter. Et quand j’arrive au marché ce matin, un homme est en train de lui dire : « c’est l’anniversaire de ma fille aujourd’hui mais je ne vous dis pas son âge sinon je serais obligé de reconnaître le mien ». Et Nina de lui répondre : « on s’en moque de votre âge, tant que vous êtes en vie, c’est déjà pas mal… »

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